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La grande brocante des livres (Nouvelle)
- Par guy sembic
- Le 09/09/2014
- Dans Chroniques et Marmelades diverses
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Un drôle de petit avion noir apparut dans le ciel tout bleu, un matin d’été, au dessus d'une grande brocante de livres...
On ne va pas refaire Hiroshima…
Personne ne mourut et la grande brocante de livres connut un franc succès.
Toutefois, en fin de journée, alors que personne ne se souvenait du passage silencieux de ce drôle de petit avion noir, l’on s’étonna de l’aspect de certains livres dont la couverture ne comportait plus de titre ni de nom d’auteur.
Il plut. Mais ce n’était pas la pluie qui était tombée jusqu’alors. Cette pluie étrange ne mouillait pas, elle tombait sur les étals de la brocante, elle était bien eau, elle ruisselait même, mais elle était aussi poussière que la poussière des chemins.
Il y eut de la nostalgie dans l’air, sur les visages, sur les robes des femmes, dans les rires des enfants devant les images des livres, des livres qui n’avaient plus de mots…
Philippe Sollers, l’une des plus grandes figures littéraires du temps, venu à la grande brocante des livres, était entouré de journalistes et de photographes, de toute une « cour » d’artistes et de professionnels du spectacle se pressant autour du « kiosque sacré » où attendaient les postulants à l’autographe…De son visage blême, de son regard de pierre, de ses mains de verre, Philippe Sollers voulut dire : « Mais ce livre n’a plus que des pages blanches ! » Mais il ne dit rien. Ses lèvres remuèrent comme s’il parlait mais aucun son articulé ne sortit de sa bouche hormis un gargouillement, un couinement de souris… ou de rat.
Il en était également ainsi des personnages qui entouraient Philippe Sollers, et même des quelques badauds qui feuilletaient, épouvantés et incrédules, tous ces livres désormais vierges de toute ligne imprimée, avec leurs pages blanches… Seules subsistaient les illustrations et les photographies ou les dessins sur les couvertures ou dans les pages. Plus un seul mot imprimé !
Les conversations animées, bruyantes ou croisées entre journalistes présents à la grande brocante, ou entre les nombreuses personnes tout autour des étals, s’étaient toutes diluées dans une étrange symphonie vocale de sons de gorge, de raclements et de petits cris graves ou aigus.
Un grand Livre d’Or à couverture capitonnée invitait les gens à s’exprimer, disposé sur un pupitre assez haut en bois massif et de belle facture style fin 19 ème siècle, à proximité du kiosque des autographes où se tenait une charmante hôtesse d’accueil très bien habillée, souriante, au visage ravissant et n’ayant pas comme nombre de ses congénères de bien d’autres espaces d’accueil, cette « bouche en anus de pigeon peinturlurée de jus de cerise ». La jeune femme, au moment même où Philippe Sollers esquissait un mouvement de lèvres en tournant les premières pages d’un livre, émit un borborygme à peine audible.
Et l’un des badauds, une dame d’un certain âge, d’assez forte corpulence, coiffée d’un immense chapeau architecturé en jardin suspendu au dessus de balcons superposés en cercles concentriques, tenant en laisse un petit chien blanc empanaché de rouge, se saisit d’un stylo et tenta d'inscrire quelques mots dans le Livre d’Or. À mesure qu’elle écrivait, les mots s’effaçaient ; elle appuya nerveusement sur le crayon qui raya la feuille après avoir l’avoir tracée de bleu, et le trait même disparut… La brave dame manqua de s’évanouir d’autant plus que tout autour d’elle, l’on n’entendait plus rien de cohérent, des gens s’agitaient en tous sens et le visage de plus en plus blême de Philippe Sollers semblait augurer qu’un malaise allait le terrasser.
D’autres personnes tournant autour du kiosque avec les vieux livres qu’elles avaient achetés, tentaient de se renseigner, souhaitant visiblement rencontrer quelque auteur, écrivain ou journaliste, mais les questions ne pouvaient plus désormais être comprises puisqu’elles s’arrêtaient au bord des lèvres ainsi que les réponses de l’hôtesse.
Un monsieur d’âge mûr, grisonnant et au visage carré de certitudes, qu’une grande sacoche en cuir et à boucle dorée, portée en bandoulière, renforçait encore dans une apparence de retraité confortable sans doute cultivé et surinformé, retournait avec componction d’un geste grave du pouce, la couverture usée de l’un des livres qu’il avait achetés. Il semblait peu ému par la grâce et la gentillesse de l’hôtesse, à laquelle il n’accordait pas même un regard. Il fronça des sourcils blancs et épais, sa moustache à la Jacques Lanzmann frémit, deux rides sinueuses et creusées labourèrent son front proéminent et d’un mouvement brusque de sa main libre, il chassa une mouche qui « loopinguait » avec impertinence au dessus de son crâne à demi dégarni. Déjà venu au kiosque pour recueillir deux autographes dont l’un de Philippe Sollers, il s’aperçut avec stupeur que la signature accompagnée de quelques mots, de chacun des deux auteurs, n’apparaissait plus sur son calepin. Du coup, très décontenancé, et n’ayant pas encore soulevé les premières pages vierges et blanches des livres achetés, l’édifice de ses certitudes vacilla sur ses fondations tel un immeuble cossu du 16ème arrondissement de Paris qu’un séisme de forte magnitude provoqué par les effets secondaires d’une explosion atomique à la limite de la stratosphère, aurait déstabilisé.
Les moins surpris par ces étranges disparitions de texte et de toute expression écrite en général, étaient ces jeunes gens aux allures de voyou chic, coiffés de casquettes de marlou ou de rappeur, arborant sur leurs biceps des tatouages ésotériques, piercingués aux narines et aux lèvres, ferraillés aux poignets et aux chevilles, qui eux, avaient écumé les étals de bandes dessinées anciennes. Ces livres là, avec leurs images évocatrices, dépouillés de texte, entraient de la sorte dans un nouveau monde de communication visuelle qui ne semblait pas étranger à ces jeunes gens.
Un vent de panique souffla sur la grande brocante des livres ; les auteurs, organisateurs, journalistes, photographes et participants ainsi que les nombreuses personnes venues de la ville et des alentours mais aussi de toute la région, se dispersèrent en tous sens, s’agitèrent, s’interpelèrent en émettant des sons de voix discordants, en une cacophonie de cris, de hurlements parfois et de toutes sortes de modulations vocales qui n’avaient plus rien de commun avec un langage articulé...
Les vieux livres qui attiraient l’attention des acheteurs avec leurs couvertures illustrées ou non, leur titre, le nom de l’auteur et de l’éditeur en caractères bien distincts, étaient désormais inexpressifs, tels d’inutiles monuments de papier et de carton, destinés peut être à un usage purement décoratif pour ceux d’entre eux qui comportaient des illustrations.
Cependant, alors que rien ne le laissait prévoir tant l’événement paraissait étrange et surnaturel, les gens se regardèrent les uns les autres et parurent soudain échanger entre eux des informations, des impressions et des émotions d’une manière tout à fait naturelle et spontanée – comme s’ils étaient devenus des animaux ou des insectes formant une communauté organisée – et dès lors, d’un bout à l’autre de la grande brocante, le tumulte et la cacophonie cessèrent. En l’absence de langage articulé et sans aucune information écrite qui aurait pu servir de support à la communication, les gens se sentirent reliés entre eux dans un espace de relation tout à fait nouveau dont la caractéristique essentielle résidait dans le fait que chacun en émettant ses ondes ou par la « chimie » de son être, se libérait de cet enfermement en lequel il percevait jadis l’autre selon une connaissance dominée par la pensée dans le langage parlé ou écrit, si fortement dépendant de son propre ressenti et de ses repères culturels.
Par cette « chimie » de la communication qui s’élaborait par le regard, l’expression du visage, des modulations de la voix, de gestes et des comportements, et qui permettait de tout se transmettre, les choses de la nécessité comme celles de l’esprit et du cœur, la connaissance et l’information, l’expérience et le savoir faire, il s’avéra que l’écrit et la parole n’étaient plus nécessaires pour que l’on puisse communiquer.
C’est tout cela que les gens ressentirent peu de temps après le début de l’événement.
Très curieusement les seules personnes qui s’agitaient encore dans le tumulte et la cacophonie et qui semblaient donc les plus perturbées, étaient précisément les auteurs, les critiques littéraires, les journalistes et d’une manière générale toutes les personnes exerçant leur activité professionnelle dans les milieux intellectuels... Et tous ces gens alors, se congratulaient, s'écoutaient, émettant de petits cris aigus ou graves, tels des oiseaux exotiques dans une immense volière...