lotissement les alouettes
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Il bâtit, bâtit bâtit...
- Par guy sembic
- Le 15/12/2011
- Dans Chroniques et Marmelades diverses
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Il bâtit, bâtit bâtit...
Bâtit son nid...
Il a 30 balais...
Un double équateur de bourrelets, déjà, oui, à 30 balais, entre son Sud Fesses-Pattes et son Nord Caisse-Tronche.
Il a signé un prêt bancaire... de 20 berges... presque hésité sur 25.
Mais 5 ans de plus, ça faisait pas le crépi ni la véranda en sus.
20 berges... Il va la payer jusqu'au DEUG de son fiston, sa baraque, s'il a pas fait un infarctus avant...
Quatre fois le prix qu'elle aurait coûté, lotissement " Les Alouettes ", s'il avait pu la bâtir sans signer le prêt... ( en héritant, par exemple )
Il est cadre moyen dans une boîte qui vend et achète, se restructure et fusionne avec une autre boîte.
Sans battre de l'aile, la boîte affiche un bulletin de santé qui laisse présager une restructuration...
Autant dire que, tous diagnostics confondus, même si pour le trimestre à venir la conjoncture est favorable, les directeurs, pressés par leurs cohortes d'actionnaires, vont exiger un dégraissage en matière de coûts salariaux...
Il quitte " Les Alouettes " à 7 plombes du mat', se tape 40 bornes avec sa caisse pour aller bosser et la boîte encore lui demande de crapahuter dans les embouteillages, sur les voies de contournement et dans les dédales des ensembles pavillonnaires de la mégapole voisine, peut-être 100 bornes, autant de rond-points et de feux tricolores, afin de négocier des contrats juteux, de débrouiller des affaires complexes...
Il sera de retour aux " Alouettes " à l'heure du journal télévisé, avec sa Mégane. Vanné, pompé, saturé d'objectifs commerciaux, l'estomac chargé de nourritures bavantes et coulantes ou conditionnées en barquettes ou encore, s'il a pu aller au resto, tout confit d'un plat du jour plantureux ; la tête bouffée par son boulot à la con qui consiste pour l'essentiel à fourguer à des tas de gens des produits et des services superflus.
Les " com ", par les temps qui courent, ça douille pas des masses et ça paie pas le dernier modèle d'ordi ou de camescope haut de gamme..
Il a son samedi... Tout de même !
Mais le samedi, c'est pour les courses, le matin, entre 10 heures 30 et midi, à Carrefour ; et la tondeuse, 1200 mètres carrés, l'après-midi, après la sieste du voisin, de préférence. Et Patrick Sébastien à la Télé, le soir.
Les samedi soir de juin, on se fait un petit barbecue discret/discret, si le vent vient du bon côté...
Les toutous, des gros pour la plupart, des " Je monte-la-garde ", ça aboie fort, aux " Alouettes "... surtout lorsqu'un cycliste inconnu s'égare dans le lotissement.
Dimanche matin... Un gros dodo jusqu'à 10 plombes et plus. Le tiercé, le repas dominical, la sieste, la promenade en bagnole quand il fait beau jusqu'à la petite forêt apprivoisée à 3 kilomètres au delà de la sortie de l'autoroute, ou, quand il pleut, une virée au centre commercial ouvert le dimanche pour voir les beaux canapés, les cuisines intégrées...
Dimanche soir à la télé... Il hésite entre "le diable s'habille en Prada" sur la Une, ou " Les enquêtes de Murdoch" sur la Trois...
Depuis 2 ans qu'il a bâti...bââti-bââti, aux " Alouettes ", il a pas encore fait son crépi. Il est encore tout de briques vêtu et, financièrement, nu comme un ver... Parce que la Mégane en plus des traites de la baraque, il faut la payer... Et l'un dans l'autre, les deux prêts, celui de la baraque et celui de la bagnole, ça fait plus de la moitié de la paye... Largement plus.
A chaque fin de mois, il est raide comme un passe-lacet et doit des sous partout...
Il bâtit, bâtit bâtit...
Bâtit sa vie... de tic et de toc, avec des projets qui ne vont pas plus au Sud que la rive Nord de la Méditérranée, pas plus à l' Ouest que la côte Atlantique ; des projets, des évasions, des étés, des campings et des bungalows, tous reliés par des kilomètres d'asphalte...
Et tous ces arrêts devant les distributeurs automatiques de billets.
Il bâtit, bâtit bâtit...
Bâtit son nid...
De tout ce qu'il peut y couver dedans jusqu' aux coquilles crevées de ses aspirations...
Quand il se connecte sur le blog de sa jolie voisine, il assiste à un défilé de mode quatre saisons qui le ravit et il se régale des expressions du visage de la jeune femme, écoute ou lit ce qu'elle raconte, explore tout ce qu'elle a blogué et facedeboucqué...
Il bâtit, bâtit bâtit...
De tic et de toc, de tout ce qui est préfabriqué, standardisé, normalisé, planifié, règlementé, aseptisé...
À quoi peut bien servir une cuisine intégrée lorsque, du lundi au vendredi, on ne bouffe que des denrées en barquette, en plastique ou en boîte ; le samedi soir, la pizza du camion de passage ; et le dimanche, si l'on cocufie sa salle à manger-salon pour le menu gastronomique de l'hôtel des Acacias, au beau milieu de tous ces Messieur-Dame en costume, tailleur, coiffure en chou-fleur, moustaches à la Jacques Lanzman et pochettes de cuir à bandoulière ?
Il a bâti, bâti-bâti...
Mais dans sa maison, y' a pas de bibliothèque. Il ne lit pas de bouquins. C'est pas un intellectuel.
Chez son voisin, y' a une très grande bibliothèque, en autre chose que du toc, du beau bois, des étagères solides qui supportent de gros volumes reliés de cuir. Mais le voisin qui ne lit pas davantage que lui, achète cependant vingt-cinq euros en moyenne, tous les grands succès, tous les grands prix littéraires, tous les ouvrages à la mode que pondent les auteurs connus, les hommes politiques, les journalistes et les écrivains de renom...
Pour les derniers romans de la saison il est abonné à France Loisirs. S'il ne lit pas, alors pourquoi les achète-t-il, tous ces bouquins ? Tout de même, il les "survole" un peu, à temps perdu (les plus "calés") pour avoir l'air de s'y connaître...
Chez le " Tabac-journaux " du coin, les rayons du milieu du magasin regorgent de tout ce qui peut sortir, se vendre, à grand renfort de bandes publicitaires, rouges le plus souvent, autour des livres, avec la sacro-sainte mention " prix renaudot, fémina, interallié ", etc...
Les bouquins, c'est comme la bouffe, la mode, les programmes télé, les séries américaines et les derniers films qu'on voit dans toutes les grandes salles de cinéma. Ils sont aussi " aseptisés ", peut-être un peu moins que la bouffe. Ils sont là pour prouver que le monde existe bel et bien, en bonne et due forme, avec quelques malheurs, certes... et un peu de contestation parce qu'il faut que ça "remue les tripes" de temps en temps. Les " pas aseptisés ", ils sont trop dangereux : ceux-là, on les trouve pas dans les bibliothèques des municipalités de Gauche et encore moins de Droite, ni dans les librairies, ni chez le " Tabac-Journaux " du coin.
Il a donc bâti, bâti bâti, notre mec de trente balais...
Et les balais s'empilent, s'agglutinent comme des allumettes à chaque gâteau d'anniversaire.
Il vient un temps où les balais commencent à se déplumer. Et les traites sont toujours là, fidèles au rendez-vous de la fin du mois !
Si l'on peut, on fera plus cossu que la Mégane l'an prochain, car le dos, sur des centaines de kilomètres, passé la quarantaine, dans une caisse qui secoue, il se met à gueuler parfois...
Quand les balais passent, les habitudes changent...
À la place du pantalon à doubles poches latérales, on arbore la petite pochette en cuir ou la sacoche à rabats et bandoulière. Au lieu de s'asseoir sur le canapé les genoux croisés avec son assiette de charcuterie salade composée devant la télé pour le thriller, on bouffe à table, normalement, en famille.
Cinq ans après avoir bâti, bâti bâti... not' mecton il a traversé une p'tite crise... La crise existentielle, le pourquoi et le comment, le sens du monde, qu'est-ce qu'on fout sur Terre et tout le tremblement ! Alors, il s'est mis à avoir de la " vie intérieure ".
Résultat, sa femme l' a plaqué, ses enfants ont tous les soirs déserté le domicile familial. C'était devenu invivable pour tout le monde.
Il a essayé d'écrire un bouquin, not' mecton... Pas besoin d'être un intellectuel pour écrire un bouquin... Une histoire impossible, une histoire de gosses turbulents dans une cité HLM en pleine explosion socio-culturelle, avec des gonzesses hyper-drôles, des vieux qui veulent pas aller en maison de retraite, des banquiers qui se révoltent, des assureurs qui se désassurent, des facteurs qui brûlent la publicité en pleine rue, et des femmes qui ne font plus à bouffer ni la vaisselle ni la lessive ni le repassage... Le style y était... à peu près, sauf les mots qui n'existent pas dans le dictionnaire. L' atmosphère ? Oh, putain, ouais, y'en avait, de l'atmosphère... ça n'en finissait pas, trois cent pages !... Mais il y passait ses nuits, ses dimanches, ses congés, il en bouffait plus...
À un océan de la conclusion, not' mecton, il a lâché... Il a renoncé, tout bazardé. Il a coulé, coulé coulé.
Non, on n'écrit pas un bouquin quand on crèche aux " Alouettes ", quand on fait un boulot de " système " et qu'on n' a ni les relations, ni l'environnement pour... Pensez-vous, comment trouver le temps de composer tout d'abord en consignant les idées générales dans un carnet, puis de taper ensuite le texte, de corriger, de relire, d'arranger, de vérifier si ça tient debout... l'enchaînement, le scénario, la concordance des situations, la vraisemblance, le style, l'orthographe, la documentation, toutes ces heures et ces heures, où chaque paragraphe est un bout de terrain conquis, et ces jours et ces nuits sur des mois et des mois, faits d'instants volés à la routine ; les regards moqueurs ou indifférents des autres... Après huit heures d' activité professionnelle et de déplacements, avec toutes ces tracasseries quotidiennes, sans contacts, sans relations, sans pouvoir vraiment se confier à personne dans son enourage, sans appuis médiatiques ou autres... Autant vouloir faire sortir une forêt d'un désert, accoucher une vache du ventre d'une souris... C'est de la folie, de l'utopie, du suicide moral...
La crise s'est tassée, finalement, au bout de quelques années. Elle a fait comme tous les ronds dans l'eau, elle s'est diluée...
Sa femme est revenue : au Tabac Journaux du coin, on a vite fait le tour des magazines people et de mode en dépit de leur immense diversité...
Le fiston est revenu aussi : on ne peut pas toujours crécher dans la piaule des copains...
Il bâtit, bâtit bâtit...
... Ou plutôt...
Il pâtit, pâtit pâtit...