Samuel Paty

  • Souvenir d'Algérie, avril 1962

    Âgé de 14 ans à l’époque, c’était un soir d’avril en 1962, je demeurais avec mes parents à Blida, cité Montpensier Bâtiment R au 9 ème et dernier étage, appartement 57…

    Avec devant la coursive commune aux 6 logements de l’étage, une vue sur la plaine de la Mitidja avec au loin sur la gauche les monts de Cherchell, au milieu à l’horizon nord, une petite échancrure triangulaire dans un bourrelet de collines laissant voir un bout de Médirerranée, et vers la droite les collines du Sahel avec Bouzaréah, une banlieue d’Alger… Et la grande route reliant Blida à Alger, 52 km, traversant Béni Mered à 6 km de Blida puis Boufarik à 14 km…

    Et avec, derrière, du côté des loggias (balcons attenants à chaque appartement) une vue sur toute la ville de Blida adossée aux premières pentes abruptes de l’Atlas Tellien, une vue donnant sur cette montagne de plus de 1500 mètres d’altitude moyenne formant une chaîne avant l’autre chaîne de l’Atlas Saharien situé elle, plus loin au delà des hauts plateaux centraux au Sud de la région Alger Blida. Au sommet de cette montagne au dessus de Blida l’on apercevait, culminant à 1800 mètres, entouré d’une forêt de cèdres, le village de Chréa (que l’on devinait, en fait, plus que l’on ne le voyait)…

    À Chréa où nous nous rendions avec mes parents et des amis, parfois le dimanche, pour “prendre l’air toute la journée là haut”, en convoi militaire par la route en lacets de 18 km (les voitures se trouvaient intercalées entre les camions et les automitrailleuses, et l’on ne pouvait se rendre là haut, qu’ainsi, en convoi, celui du matin pour l’aller, celui du retour le soir… Il fallait une heure pour effectuer ce trajet, autant à l’aller qu’au retour.)

    Mais là haut, quelle beauté de paysage! Quel émerveillement! Et ces dimanches que nous passions ensemble avec des amis…

    Voilà pour le “cadre”…

    J’en viens à présent à cette soirée d’un jour d’avril de 1962…

    Nous avions invité ce soir là, Marinette, secrétaire de mairie de Blida, que ma mère connaissait et avait pour amie entre autres connaissances ; une jeune femme “très chic/très classe” dotée d’un visage qui eût pu inspirer un sculpteur, sobrement vêtue mais d’une élégance hors du commun, une élégance qui lui “collait à sa peau comme à son esprit”…

    Cette jeune femme avait un regard à nul autre pareil sur les “événements d’Algérie” de l’époque, elle était d’une sensibilité, d’une culture, d’une puissance et d’une justesse de pensée et de réflexion “à couper le souffle”. Elle me faisait penser, de par sa personnalité, de par l’enfance qui avait été la sienne, issue d’un “milieu modeste”, à Albert Camus… “Un Albert Camus en femme”…

    Me trouvant placé, à table, juste en face de Marinette, je n’avais d’yeux pour ainsi dire, que pour son visage, et me sentais aussi à l’aise – et même davantage encore – dans la conversation, dans les échanges que nous avions elle et moi, qu’avec mon copain Ould Ruis du collège (Lycée Duveyrier de Blida, à l’époque), mon copain avec lequel nous nous partagions lui et moi, la place de premier en composition française, et avec qui au cours des récréations nous échangions nos vues sur toutes sortes de sujets d’actualité, d’Histoire, de livres lus, de thèmes de réflexion… Au lieu de nous mêler aux jeux brutaux et aux bagarres incessantes entre factions rivales…

    Ma mère s’était surpassée, mettant comme on dit “les petits plats dans les grands”, nous avions sorti la dernière bouteille de “Château Romain” qui nous restait encore en réserve, avec de beaux couverts, de belles assiettes et une nappe blanche en tissu…

    Cela avait été d’autant plus difficile d’organiser cette réception entre nous et Marinette, que dans le quartier où nous habitions, notre boucher avait été plastiqué par l’OAS, ainsi que notre épicier, que des tirs de roquette et d’armes automatiques, sans cesse jour et nuit, se succédaient (le cessez le feu du 19 mars 1962 n’était que “théorique”), que des bâtiments dont une école avaient sauté récemment, que l’insécurité régnait en permanence lors de nos déplacements (une balle perdue, une agression…)

    Quelque temps après avoir chez nous, reçu Marinette, nous apprîmes qu’elle avait eu la tête tranchée par des fellagas…

    À cette nouvelle nous fûmes atterrés, jamais nous n’aurions pensé que cette jeune femme si intelligente, d’une telle sensibilité, d’une telle culture, d’une telle justesse de réflexion et de pensée, avec le regard qu’elle portait sur les événements et les comportements, un regard si hors du commun par rapport à la “pensée générale dominante” ; eût pu être assassinée de cette manière, décapitée en pleine rue par un fanatique…

    Cela s’est passé peu de jours avant que nous quittions Blida pour nous embarquer sur le “Ville d’Alger” l’un des paquebots transportant vers Marseille des milliers de gens, avec juste 2 valises pour bagages et une attente de trois jours pour l’embarquement le lundi 21 mai 1962 à 11h du matin le départ, arrivée vers 7h le lendemain matin mardi 22 mai, le jour où j’ai le plus pleuré de ma vie, me souvenant de Marinette dont la tête avait été tranchée… Je n’en dormais plus de la nuit entière, des nuits comme en demi sommeil avec des cauchemars horribles…

     

    Quand j’ai appris la décapitation en pleine rue, de Samuel Paty, j’ai pensé à Marinette, cette jeune femme si chic/si classe, un “Albert Camus en femme”… Et les cauchemars qu’il m’arrive de faire d’ordinaire ont cru en intensité…

     

    Personne, absolument personne, aucun être humain au monde, femme ou homme, quelle que soit sa culture, sa sensibilité, ses croyances, le milieu dont il est issu, ce qu’il fait dans la vie, en somme quel que soit ce que l’on dit être son “profil”… N’a le “profil” d’une victime désignée en fonction de ce que cette personne, victime d’un attentat, a pu exprimer notamment dans une communication, un échange avec d’autres gens autour d’elle…

    Il n’y a pas de “profil”… Il n’y a qu’un être humain, son semblable, appartenant à son espèce (Sapiens)… Mais avec sa singularité, son “à nul autre pareil” que son visage traduit et représente, visage ne ressemblant à aucun autre visage… Et comme dit le Coran, “la personne humaine est sacrée, tu ne la tueras pas”, comme la Bible des Chrétiens dit “tu ne tueras point”…

     

    Cour de la Sorbonne, 21 octobre 2020

     

    J’espère, oui j’espère… Que cette cérémonie souvenir commémoration dédiée à Samuel Paty dans la cour de la Sorbonne, le mercredi 21 octobre 2020 à 19h 30 ; qui sans doute a été suivie à la Télévision (pour une fois je mets une majuscule à télévision) par une grande partie de la population française (et dans d’autres pays Européens et du monde), aura un impact durable désormais en nos vies…

    Toutes générations confondues dont bien sûr les plus jeunes d’entre elles, celles des nés au début du 21 ème siècle, des nés juste un plus tard qui sont nos enfants de l’École d’aujourd’hui…

    Au delà de l’émotion, au delà de ce que chacun d’entre nous a ressenti dans la solennité et dans l’environnement particulier de l’événement que fut cette commémoration, avec la lecture de la lettre d’Albert Camus à son instituteur Louis Germain lors de la remise du Prix Nobel de Littérature lui ayant été attribué… (le 19 novembre 1957)…

    Au delà de tout cela, il y avait cette “dimension” qui ne pouvait être, par sa grandeur, sa gravité, son immensité, en ce lieu, la Sorbonne ; que celle que l’on eût pu attendre, du Gouvernement de la France, des personnalités en présence et de la société française tout entière…

    Pas moins, sûrement pas moins ! Pour un homme, Samuel Paty, qui en somme, est un proche, un très proche de nous, de chaque citoyen de notre pays… Dont l’enseignement qui fut le sien depuis qu’il est professeur d’Histoire et de Géographie, se fonde sur les valeurs de notre République une et indivisible mais “plurielle et diverse” dans ses sensibilités, ses croyances… Notre République avec sur le fronton de nos mairies “Liberté Égalité Fraternité”…

    C’est la raison pour laquelle j’espère que cette cérémonie en souvenir de Samuel Paty ce mercredi 21 octobre 2020, aura un impact durable dans nos vies désormais, dans les visions qui sont les nôtres de la relation humaine, de la liberté d’expression, dans nos comportements au quotidien…

    Il n’en demeure pas moins, douloureusement, tragiquement et mille fois hélas, que Samuel Paty n’est plus parmi nous, parmi ses proches, en face de ses élèves, le Vivant qu’il fut, né en 1973, disparu en 2020 à l’âge de 47 ans… Le même âge qu’avait Albert Camus quand il est mort le 4 janvier 1960…