silhouettes

  • Un monde de silhouettes

    ... Quelle sorte de conversation peut-on avoir avec des personnes dont on ne voit pas le visage ? ...

    Mais des "avatars" ou des images prises dans l'"iconosphère" des réseaux sociaux et des forums (quoique les forums n'aient plus le "vent en poupe")... Et des "pseudos" qui en aucun cas ne peuvent être considérés comme étant des pseudonymes c'est à dire Hergé pour Georges Rémi, Patrick Dewaere pour Patrick Bourdeau, Coluche pour Michel Colucci, Voltaire pour Jean Marie Arouet... Et tant d'autres artistes, comédiens et écrivains... Soit dit en passant Yugcib pour Guy Sembic...

     

    Un "avatar" ne sourit pas et n'a pas de regard, c'est seulement ce qui est écrit, ce que l'on voit de ce peronnage "avatarisé" et "pseudoïsé", qui "écrisourit, écriregarde"... Mais en vérité, ce visage sans regard, sans sourire -ou grimace- et sans voix... Que vaut - il , que représente – t – il, et n'est-il pas seulement une silhouette ?

     

    Nous vivons dans un monde de silhouettes où plus personne ne regarde personne, ne sourit à personne, ne s'interroge d'un regard...

    C'est la polémique qui remplace le dialogue. Et pour la polémique, seules des silhouettes dans un espace public où l'on "débat" de ceci de cela ; seuls des avatars et des pseudos sur un forum du Net où l'on "échange" -ou se montre"- suffit... Car la polémique n'est rien d'autre le plus souvent, autant au Tabac Journaux du coin que sur Facebook ou sur un forum d'internautes, qu'un monologue censé "percuter" l'Autre, les Autres... Cet Autre ou ces Autres dont on ne voit pas le visage, qui ne sont que des silhouettes, des masques...

     

    Le monde des silhouettes occulte le monde des visages et des regards.

    C'est une mouvance, une agitation, une bruyance, mais jamais un lien, jamais de mains qui se touchent, jamais des regards qui se parlent, jamais un demain, un après demain, un "dans dix ans encore" ; qui porte dans un courant de plus en plus rapide et de plus en plus chaotique, les milliers de petites silhouettes de papier jetées telles des confettis...

     

    Ce monde de silhouettes est un immense, un infini "désert relationnel". Un désert jonché tous les cent, tous les mille mètres, et parfois en amoncellements, de fleurs de sable, de fleurs de roches concassées, d'épines de pierre, de toutes sortes de concrétions... Et les couleurs de toutes ces fleurs de sable et d'éclats de roche, sont toujours les mêmes, dans toutes les nuances de noir, de bistre, de gris, de rouge, d'ocre, de jaune, de blanc, de rouille (jamais de bleu, jamais de vert)... Les fleurs de sable et d'éclats de roches sont les mots écrits par les silhouettes...

     

    Et pourtant ces silhouettes "avatarisées/pseudoïsées" sont des femmes et des hommes réels...

    Des femmes et des hommes qui, sous couvert d'un anonymat qui n'en est plus tout à fait un dans la mesure où l'identification est possible, sans vergogne défèquent des mots et des propos...

     

     

  • Trois silhouettes

    Parasols

         Deux intellectuels progressistes, genre bobo pull sur les épaules et lunettes de soleil dans les cheveux, un soir un peu frais de juillet, assis à la terrasse d'un café de plage à Ars-en-Ré, tous deux "très à cheval" sur le principe de la reconnaissance des "cultures différentes", apercevant à moins de dix pas de leur table ces trois silhouettes immobiles vues de dos et semblant admirer un magnifique coucher de soleil ; se décident à entreprendre une conversation amicale "à bâtons rompus" avec ces trois silhouettes...

    Ils ne se sont pas demandé, les deux intellectuels, pourquoi chacune de ces trois silhouettes avait... non pas deux pieds... mais trois... En effet l'on voit bien qu'il y a trois pieds !... A condition bien sûr, de bien regarder...

    La serveuse, une jolie blonde, s'approche pour prendre la commande...

    -Vous voyez, mademoiselle, ces femmes ne nous répondent pas, elles contemplent le coucher du soleil, ce qui prouve qu'elles sont beaucoup plus sensibles à la beauté de la nature plutôt qu'à notre discours...

    -Mais, messieurs... Ce sont des parasols !

     

  • Un monde de silhouettes

          Voici ce que déclarait Albert Camus, en novembre 1948, à un meeting international d'écrivains, et publié par La Gauche, le 20 décembre 1948 :

    "Il n'y a pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est remplacé aujourd'hui par la polémique. Le XX ème siècle est le siècle de la polémique et de l'insulte. Elle tient, entre les nations et les individus, et au niveau même des disciplines autrefois désintéressées, la place que tenait traditionnellement le dialogue réfléchi.

    Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices, attaques, défenses, exaltations.

    Mais quel est le mécanisme de la polémique? Elle consiste à considérer l'adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir.

    Celui que j'insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s'il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes."

    ... Déjà, oui déjà... En 1948 !... Albert Camus observait que le monde contemporain n'était plus vraiment un monde d'hommes et de femmes, comme dans le monde "d'avant"... Mais un monde de silhouettes...

    Ce monde d'hommes et de femmes "d'avant" (et qui cependant continue d'exister même s'il recule ou s'efface) n'en est pas moins certes, ce monde de violences, de vrais visages, de vrais personnages agissant, mais aussi de dialogue réfléchi et de gens qui sourient et dont on peut voir la couleur du regard... qu'il avait toujours été...

    Mais la différence, entre 1948 et nos jours, c'est que le "monde d'avant" même s'il continue d'exister, même s'il résiste, même s'il combat, même s'il innove et ouvre des voies... Est de plus en plus occulté par le "monde de silhouettes"...

    Le "torrent de paroles mystificatrices" c'est aujourd'hui le "torrent médiatique", large comme un bras de mer et qui emporte tout dans son courant et charriant les cadavres et les pourritures et les bateaux ou péniches de croisière...

    Les attaques, les défenses, les exaltations, la polémique en tumultueux monologues et en pugilats verbaux sur les forums de radio et dans les émissions de télévision ; la polémique endémique, planétaire, épuisante, et qui a remplacé le dialogue, s'invite désormais sur le Web, sur les blogs, sur les sites avec forums ; s'invite dans les salons du livre, dans les festivals, dans les réunions et dans les assemblées de toutes sortes... Et les acteurs dans cette mouvance, dans cette agitation qui n'ouvre jamais aucune voie, aucun passage, ne sont plus que des silhouettes...

    Des silhouettes c'est à dire des gens que l'on ne connaît pas, qu'on ne verra qu'une seule fois dans sa vie ; des gens qui ne sont sur le Net que des pseudos et des avatars... Et, sous des pseudos, avec des avatars, la polémique peut verser dans l'insulte, dans le raccourci, dans la salissure, dans le mensonge, dans les effets spéciaux, dans l'émotion, dans l'outrance...

    Et les gens même que nous rencontrons dans la rue, qui sont nos voisins dans le lotissement où l'on demeure, ces gens dont on voit cependant le visage, sont-ils pour nos yeux devenus aux trois quarts aveugles, des silhouettes...

    "Il n'y a pas de vie sans dialogue"... Et le dialogue déjà, commence par un échange de regard, par une communication qui se fait entre deux ou plusieurs visages...