La pierre la feuille et les ciseaux, d'Henri Troyat
- Par guy sembic
- Le 08/08/2013 à 21:57
- Dans Livres et littérature
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Le Cercle du nouveau livre, Librairie Jules Tallandier. Dépôt légal : 1 er trimestre 1972
Résumé :
Peindre, rêver, choyer ses amis, recueillir chats perdus et garçons errants, telles sont les joies paisibles d'André jusqu'au jour où surgit dans sa vie, pareil à une tornade, Aurélio -avec sa jeunesse provocante, son féroce appétit de vivre et son ambition démesurée.
Bientôt maître des lieux, Aurélio subjugue André et fait de Sabine la meilleure amie de celui-ci, sa maîtresse.
Sabine, jeune femme fantasque, avide de plaisirs et de liberté, aussi prompte à déchirer Aurélio qu'à l'adorer.
Entre ces trois êtres que lient des sentiments ambigus et sans cesse menacés, s'instaure un jeu tantôt cocasse et tantôt tragique, apparenté à ce très ancien jeu qu'on appelle la pierre, la feuille, les ciseaux.
Mon avis :
Nous sommes là, dans ce récit, en plein dans ces années qui suivirent Mai 68, où nous retrouvons bien l'état d'esprit, l'atmosphère, la culture, les modes de vie, les aspirations, les rêves – mais aussi les dérives- de cette époque...
Et nous sentons, dans ce récit, ou plutôt nous perçevons l'évolution de la société, avec notamment la prise de pouvoir des "Intellectuels branchés et artistes déjantés de style Rive Gauche", l'engouement du "grand public" pour les modes vestimentaires, pour toutes sortes de gadgets et de nouveautés de la société de consommation...Et aussi l'adhésion des jeunes (et moins jeunes) à de "nouvelles expériences", à des mouvements culturels et artistiques "marginaux"...
Le personnage d'André, dans ce livre, est celui d'un homosexuel qui cependant "n'est pas du tout insensible au charme féminin", la preuve c'est qu'il a "une amie très chère", Sabine, pour laquelle il éprouve une tendresse immense, qu'il vénère et protège, et dont il s'occupe de l'enfant qu'elle a eu avec Aurélio.
Quelques passages que j'ai notés...
... Et qui m'ont interpelés et que j'ai trouvés "très littéraires" :
... "Un long fume-cigarette en ivoire, au bout cassé, était tombé de la boîte. Il le ramassa et revit sa mère. Elle fumait en feuilletant un journal illustré, et lui, assis à ses pieds, jouait avec des rubans de couleur. Contre son dos, la chaleur d'une jambe. Il levait la tête et recevait, comme une douce pluie, un regard, un reflet de cheveux, la courbe d'une bouche peinte. Pas d'heure pour les repas ni pour le coucher ; un jour, des gâteaux, le lendemain des macaroni ; une vie d'attrapes et de pirouettes. Un soir, elle s'était déguisée en bohémienne avec de vieux rideaux. Comme ils avaient ri ! Et la fois où on avait décidé de ne s'adresser la parole qu'en chantant, comme à l'Opéra. Elle ne leur disait jamais rien de leur père, qui l'avait quittée après cinq ans de mariage et était mort dans un accident de voiture, en Australie. Tout ce qu'on savait de lui, c'était qu'il avait un grand nez. Elle avait horreur des grands nez. Mille choses lui faisaient peur : les couteaux à manche de bois, les tessons de bouteille, certaines pommes de terre aux grimaces maléfiques, un trop long silence, une trop profonde nuit. Toujours il y avait une lampe allumée dans sa chambre. De quelle couleur étaient ses yeux? Cent fois, André avait tenté de la peindre de mémoire. Impossible, son pinceau mentait. Mais il savait qu'il essaierait encore, de temps à autre, jusqu'à la fin de sa vie. Il reposa le fume-cigarette dans la boîte. "
... "A l'aveuglette, André lui entoura les épaules de son bras. Aurélio se laissa faire. Joue à joue et les pieds réunis. De ces points de contact, une tendre brûlure se répandait dans tout le corps d'André. Il avait envie de pleurer et de mordre. Sa bouche frôla l'oreille du garçon.
Inexplicablement il pensa à sa mère. Elle le prenait dans son lit lorsqu'il était enfant. Sa voix douce. Il ferma les yeux. Aurélio se souleva sur un coude et tourna le buste vers lui."
... "Par l'interstice des rideaux mal joints, un jour pluvieux se déversait dans la chambre.../... Assis sur une chaise, il contemplait ce grand corps nu étalé en travers du divan, une jambe repliée, l'autre droite, les bras ouverts, comme un sauteur passant la barre, à l'horizontale, dans un effort de haut vol. La main gauche du dormeur pendait mollement, doigts écartés. Sa figure, à demi enfouie dans l'oreiller, parmi le désordre des cheveux,était, paupières et bouche closes, tout entière vouée au rêve. Les muscles de son ventre plat se soulevaient et s'abaissaient au rythme d'une respriration profonde. Trois touffes de poils bruns marquaient sa peau mate aux points essentiels. Et le sexe désarmé reposait sur sa cuisse, avec une naïveté énorme. Les minutes passaient lentement et André continuait à équarquiller les yeux sur ce paysage de chair, avec étonnement, avec gratitude, comme s'il l'eût créé lui-même en une nuit."...
NOTE : André est un artiste peintre qui n'a pas d'autre ambition que celle de réaliser "ce qu'il sent, ce qu'il perçoit" (et qui n'est pas forcément "du courant", "de la mode", et qui "aura donc du succès et se vendra")...
... Ce passage "qui en dit long" (mais "très classe") sur la relation d'André et d'Aurélio... Soit dit en passant "me fait oublier ce qui me fait horreur en particulier, dans la relation homosexuelle entre hommes, et que je n'évoquerai point ici"...
Nous sommes loin, d'ailleurs, dans ce livre d'Henri Troyat, de tout "préjugé", de tout "cliché", de toute "morale conventionnelle"... Nous sommes dans "une vérité authentique et profonde des êtres"... qui ne cherche pas à s'imposer à nos vues, qui nous surprend certes, mais sur la quelle nous sentons bien qu'il n'y a "rien à dire de pour ou de contre, de bien ou de mal"...
Dans une "certaine mesure" dis-je, sans cependant adhérer à la "culture soixante-huitarde" (dont je déplore les effets "pervers" et à mon sens "un peu trop déjantée-branchée-intello-bobo") ... Je reconnais ce que cette époque pouvait avoir d'émouvant, d'humoristique, de sensible, de "libertaire"... Et parfois "d'intellectuel au sens vrai si l'on veut, du terme"...
...Et, plus personnellement dirais-je :
... La "prise de pouvoir" des intellectuels "branchés-bobos-rive Gauche" est en fait une prise de pouvoir dans les domaines de la littérature, de l'art et de tout ce qui d'une manière ou d'une autre participe à la vie culturelle d'une époque...
Nous sommes actuellement, plus que jamais, plus encore qu'à l'époque d'après mai 68, dans la "mouvance" (qui évolue d'ailleurs un peu n'importe comment) de cette "prise de pouvoir" par les intellectuels et les artistes en général, des intellectuels et des artistes "portés sur la scène médiatique" mais avant tout préoccupés et soucieux de leur "image de marque", de leur audience... Et qui, en aucune façon, "ne changent le monde ni les gens", et dont les productions sont essentiellement des "produits commerciaux" de "consommation de masse", voire des "gadgets", des "phénomènes de mode et de saison"...
J'y vois là, personnellement, une "immense médiocrité voire une nullité culturelle" qui "en fout plein la vue" avec des formules, des argumentations, des effets spéciaux de langage et de termes plus ou moins techniques ou universitaires, des complaisances parfois révoltantes ou au contraire des fanatismes et des sectarismes, le tout "architecturé et mis au goût du jour" ; et, avec tout cela, le "look", les cocktails, les dîners, les salons, les coucheries, les trahisons, les tweets incendiaires ou qui partent comme des "belles bleues" dans un ciel qui même clair n'a plus d'étoiles...
Je me sens "en complète inadéquation" avec ce monde là, de contrefaçon, d'esbroufe, de paraître, et de médiocrités érigées en cathédrales de culture !
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