Le vieux routard
C'était un vieux routard... Enfin, pas si vieux que cela, tout de même! Puisqu'il était âgé d'une cinquantaine d'années et que son poil n'avait pas encore blanchi...
Mais il était laid, seul, un peu difforme, doté d'un « petit ventroun » bien bombé. Et de surcroît balourd, peu dégourdi, ne sachant rien faire de ses dix doigts, ni de sa tête d'ailleurs...
Il vadrouillait sur sa mobylette par tous les temps, aux quatre saisons, tirant en remorque sa cariole le long des routes du pays.
Traînant cahin caha son matériel de camping, son énorme balluchon, le tout bien fixé sur la remorque et sur le porte bagage, il parcourait environ une centaine de kilomètres chaque jour, séjournait quelque temps aux abords d'une petite ville.
Au plus fort de la mauvaise saison, il avait cependant un abri plus sûr qu'une toile de tente. Il louait en effet à l'année, pour un prix très modeste, une chambre sordide dans un hôtel pouilleux du 18ème arrondissement à Paris.
Sa vie n'était que vagabondages, randonnées solitaires, errances plus ou moins longues et lointaines, sans but précis...
L'essentiel de ses revenus consistait en une petite rente de 750 euro par mois, virée sur son livret de caisse d'épargne, rente lui provenant de la réalisation d'un héritage suffisamment important pour qu'il puisse en jouir sa vie durant...
Une petite vie, des ambitions très chiches, sans femme, sans amis, sans relations, une longue suite de jours assemblés, concassés, dilués dans une médiocrité désespérante. Popotes au petit bonheur, petits graillous bon marché dans des restos miteux, fringues élimées, petits ballons de gros rouge, petites clopes, petits roupillons... Et hop! En piste sur la mobylette, tirant la cariole, direction la Bretagne, la Côte d'Azur, le Bordelais, le massif central ou la Bourgogne...
Un matin de juillet, il mit le cap sur Bordeaux, empruntant des routes secondaires, par le Limousin, venant de l'Est de la France. Il projetait de passer par Bordeaux, afin de revoir des amis de sa famille chez lesquels il n'était plus venu depuis une vingtaine d'années.
Les amis de ses parents étant des gens assez « collet monté » d'après ses souvenirs, il fit halte, la veille, dans un hôtel convenable, prit un bain, changea de vêtements, choisit ce qu'il tenait de plus « présentable ».
Et le lendemain donc, il fit son entrée dans Bordeaux et retrouva, assez facilement, l'immeuble en lequel demeuraient les amis de ses parents... Qui furent ravis de l'accueillir.
Ces gens n'occupaient qu'un petit appartement, dans ce bel immeuble du quartier du Grand Théâtre. Mais ils possédaient un autre appartement beaucoup plus vaste, loué à un jeune couple. Le plus naturellement du monde, en toute confiance, les vieux amis proposèrent à Gabriel, notre « grand baroudeur », de séjourner quelques jours, ou même le temps qu'il lui plairait, dans le vaste appartement du jeune couple, donnant, au premier étage, sur la place des Quinconces.
« Le jeune couple » dit le monsieur, « vient de partir en vacances et ne rentre que le 1er Août. Si tu veux rester à Bordeaux, te reposer de ta vie de nomade, n'hésite pas, je te laisse une clef de l'appartement ».
Enchanté par cette proposition, Gabriel accepta et dit à ses amis qu'il reviendrait pour rendre la clef avant de quitter Bordeaux, et qu'entre temps, il ne manquerait pas de les revoir et leur offrait, d'ailleurs, de les inviter dans un bon restaurant...
C'était un appartement dans une très belle résidence, au premier étage d'un immeuble cossu. A la vue de la porte d'entrée, Gabriel fut vivement impressionné : l'on aurait dit la porte blindée du coffre principal d'une banque de luxe, deux grosses poignées ciselées, dorées, une serrure ultra sophistiquée. Cette porte mesurait bien deux mètres de large.
Tout de même, se dit -il, quel appartement cela doit être! C'est que je ne suis pas du tout habitué à crécher en des endroits pareils! Du coup j'hésite, je n'ose pas pénétrer là dedans!
C'est alors que, brusquement, une idée démentielle lui traversa l'esprit... Une de ces idées qui jaillissent des « bas-fonds » de ce que l'on couve en soi depuis l'adolescence. Et cette idée se précisa, s'intensifia, s'imposa, enfla démesurément et lui dévora la tête. Une émotion le traversa tout entier, là, sur le palier... Il en était tout tremblant, tout suffocant...
Il venait de penser aux vêtements, aux robes, aux dessous de la jeune femme : sûrement que dans les penderies, sur les étagères des placards, dans les armoires, devaient s'y trouver de fort jolis effets, très seyants, très chics...
Alors sa main fébrile chercha la clef dans la poche de son pantalon, puis il ouvrit et entra...
Les amis de sa famille l'avaient prévenu : dans cet appartement, il serait tranquille. Au premier étage, tous étaient partis en vacances ; au dessus, au dessous, il ne s'y trouvait personne.
Effectivement dans le vestibule tout capitonné de moquette, les deux battants d'un vestiaire, légèrement écartés, laissaient entrevoir la manche d'un imperméable.
Gabriel s'approcha vivement, déjà ému, râlant doucement, ouvrit le vestiaire et vit trois imperméables de très bonne coupe, des robes ravissantes... Il se faufila entre les étoffes, se déculotta, se mit tout nu, et là, debout, entre les robes qu'il froissait avec fièvre dans ses doigts, tremblant, défaillant de désir et de bien être, il se frotta, hurla sa joie, saliva ; son membre dur comme l'acier s'agitait contre les imperméables, les robes, les manteaux légers ; très vite il sentit sur le bout de son membre cette humidité caractéristique qui annonce la montée du sperme... Puis, dans un cri rauque, au bout de l'inconscience, il exulta, trois longs jets saccadés fusèrent de son membre tendu à l'extrême, le sperme gicla très haut, jusque par dessus la barre soutenant les vêtements.
Soulagé, tremblant, suffocant encore, il s'allongea sur la moquette et demeura ainsi, longuement, apaisé, les yeux grand'ouverts...
Le lendemain matin, avant même de déjeuner et de se laver, dans ses odeurs de la nuit, ébouriffé mais son membre dressé, il se dirigea vers la penderie, se saisit d'un imperméable, celui qui avait la meilleure coupe, le plus chic, le plus agréable au toucher ; et le plaça sur le drap du lit conjugal défait, l'arrangea presque de la même façon que l'une de ces adorables créations exposées en vitrine ; il se saisit également d'une robe d'été qui l'avait littéralement chaviré, et avec la robe, il jeta sur le lit une fine écharpe de soie... Longuement, il contempla tout ce qu'il venait de disposer sur le lit... Il hoquetait, bavait, râlait, criait tout ce qui lui passait par la tête, puis, n'en pouvant plus de bien être, il s'élança en rugissant sur le lit, se roulant dans l'imperméable, faisant glisser doucement la petite écharpe contre son membre dur et humide, se vautra, tantôt sur la robe, tantôt sur l'imperméable, labourant les deux vêtements de son sexe.
Un moment, dans cette fête solitaire et démentielle, au plus fort des craquements du sommier, il réalisa qu'il allait tacher de sperme les vêtements de la jeune femme. Alors il se dit « Je pourrais mettre une serviette pour protéger, mais tant pis! C'est trop chic, c'est trop délirant, je vais jusqu'au bout, sans aucune gêne... Par la suite, je trouverai bien un produit nettoyant qui fera disparaître les taches ».
Lorsqu'il se releva, il vit le sperme qui coulait le long de l'imperméable, depuis la ceinture jusque sur le plancher. Cela l'exita follement : il eut aussitôt une deuxième érection et s'abîma de nouveau.
Décidément, cet appartement pour lui tout seul, jusqu'à la fin du mois de juillet, c'était une occasion extraordinaire!
Trois semaines durant, chaque jour, il se régala de tout le vestiaire et de toute la lingerie de la jeune femme, et tout y passa : les robes, les chemises de nuit, les dessous, avec lesquels il s'enfouissait dans le sommeil. Et même les lunettes, les petites écharpes, les sacs à main et les chaussures fines. Seuls, les manteaux de fourrure et les pantalons furent épargnés par ses fantasmes, car il n'aimait ni les fourrures ni les pantalons...
Ainsi réalisa-t-il son rêve le plus fou, celui qui depuis son enfance ne cessait de le hanter, de l'habiter, de se tordre en lui : pénétrer, anonyme, solitaire, dans l'intimité d'une jeune femme très chic... Et là, dans ce bel appartement, rideaux tirés, sur le lit conjugal même, sur les épaisses moquettes, il se fit de longues, exultantes, décrassantes fêtes érotiques...
Il aperçut la jeune femme en photo, dans un grand cadre posé sur une commode : ce qu'elle était chic, ce qu'elle était belle! Il l'imagina, nue sous sa plus jolie robe, dansant dans le salon, balançant ses jambes, perçut le mouvement de ses talons, il eut très envie de la serrer contre lui et de l'étreindre, debout, totalement planté, éclaté en elle, lui mordant le cou, les cheveux et les lèvres, sentant son corps frémir sous l'étoffe... Il se masturba devant la photo, la prit sur ses cuisses et explosa de soulagement, un jet de sperme giclant sur le verre du cadre.
Il lui vint l'idée de rechercher le négatif de la photo, afin de la faire développer en plus grand format.
Au bout de trois bonnes heures d'investigations, il finit par le trouver, dans un carton parmi diverses pochettes de photos et autres négatifs. Cette recherche l'avait épuisé nerveusement, il avait fouillé partout, fébrile, le coeur battant, dans les tiroirs, le débarras, les armoires, et les placards... Aussi lorsqu'il découvrit le négatif, il éprouva un immense soulagement. D'autant plus qu'il venait de pénétrer dans une petite pièce tout spécialement aménagée par la jeune femme, vraisemblablement pour des travaux de couture... Là, un mannequin identique à ceux que l'on peut voir dans les vitrines des boutiques de prêt à porter, se trouvait au milieu de la pièce. Un mannequin qui « faisait très vrai », avec un visage, des yeux, une coiffure, le galbe parfait des jambes...
D'une robe très chic, Gabriel habilla le mannequin, mit une écharpe autour de son cou, qu'il noua comme une cravate, chaussa les pieds menus de souliers à talons, puis, arrangea sur les épaules du mannequin, tour à tour un manteau léger, entrouvert ; un imperméable le col relevé et la ceinture relâchée dans le dos... Il brancha la chaîne stéréo dans le salon et sélectionna un morceau de jazz, vérifia si les rideaux étaient bien tirés à la fenêtre ; et là, au milieu de l'après midi, dans la clarté diffuse du jour derrière les rideaux sombres, il eut la plus grande joie, et la plus profonde ivresse de sa vie... En se jetant sur le mannequin, il lui fit perdre l'équilibre. Dans la chute, un vase, à proximité, fut précipité au sol et se brisa...
Ce dont il se régalait le plus, c'était de se vautrer sur les jolis effets, avec sur lui la poussière des routes, la sueur de ses journées, les odeurs de sa solitude. C'est pourquoi il se lava peu, s'accommodant d'une crasse qui le mettait particulièrement à l'aise lors de ses orgasmes fous... En outre, il aimait aussi se jeter sur les vêtements de la jeune femme étendus sur le drap du lit, et sentir l'agréable fermeté du matelas et du sommier qu'il assimilait à un corps jeune et frais...
Une nuit, il fit un rêve qui le brisa, mais dont il tira, à son éveil, une indicible jouissance... Puis, un grand chagrin...
Il se vit dans une chambre d'hôpital, paralysé des deux jambes, et en observation à la suite d'un malaise cardiaque. Une aide soignante venait de le lever afin de l'asseoir sur le fauteuil d'aisance. Il n'avait pas été à la selle depuis trois jours, en fait, depuis son admission au service des urgences...
Cela faisait bien un quart d'heure qu'il se tenait là, assis sur le fauteuil mais rien ne venait, quoique l'envie se manifestât...
« Monsieur », lui dit l'aide soignante, « vous avez une visite ».
Et c'est tout juste si Gabriel put se saisir en l'arrachant d'un geste brusque, de la couverture du lit qu'il jeta devant ses jambes, formant ainsi comme un paravent cachant le fauteuil afin que son visiteur ne puisse s'apercevoir que le fauteuil était d'aisance...
Alors entra la jeune femme, toute belle, toute souriante, vêtue de son ravissant imperméable. Elle lui dit bonjour, le regarda et sa main déjà, s'avançait vers lui comme pour une caresse. La jeune femme approcha son visage et l'embrassa très doucement sur les lèvres...
A ce moment là, Gabriel sentit la pression exercée par ses boyaux, voulut se retenir et ne le put... Il était rouge de confusion, se sentit terriblement humilié, et misérable... Alors qu'il venait de déféquer, son sexe s'était gonflé, il eut un soubressaut et sentit qu'il jouissait...
Il s'éveilla en larmes et le sexe tout dur. Et se précipita vers la penderie, enleva de son cintre l'imperméable de la jeune femme, courut aux toilettes, s'assit sur la cuvette, le vêtement entre ses cuisses. Une envie pressante venait de le saisir, et, comme dans le rêve, il était malade, paralysé des deux jambes et assis sur le fauteuil d'aisance...
Dans une effroyable et bruyante explosion de boyaux, il macula en l'étoilant, toute la cuvette des WC. Et alors qu'il ne s'était pas encore essuyé et qu'il n'avait pas tiré la chasse, il serrait le vêtement de la jeune femme entre ses cuisses, portait le col et la manche à ses lèvres, pétrissait entre ses doigts la ceinture, frottait son sexe dur et tendu à l'extrême sur l'une des poches latérales du vêtement, hurla comme une bête et s'abîma dans une jouissance inouïe...
Puis il s'essuya, tira la chasse, rangea le vêtement dans la penderie, se recoucha... Mais il ne put se rendormir. La tête enfouie dans l'oreiller, il sanglota comme un enfant jusqu'aux premières lueurs du jour parce que jamais, de toute sa vie durant, il ne s'était senti aussi seul et aussi misérable.
Un autre moment, très intense, en lequel il perdit tout bonnement conscience, fut lorsqu'il découvrit au sous sol de l'immeuble, dans l'un des boxes de garage, la jolie voiture blanche encore immatriculée WW de la jeune femme.
Le couple parti en vacances avec l'autre voiture, avait laissé celle ci, toute neuve, dans le box. A l'intérieur de la voiture, le parfum très discret et très agréable de la jeune femme emplissait l'habitacle. Très vite, Gabriel remonta, prit une robe, redescendit, s'installa au volant de la voiture, entièrement nu. Longuement, haletant de régal, il fit glisser la robe entre ses cuisses, s'agitant sur le siège, s'agrippant au volant, les yeux sortis de sa tête, salivant, bandant, exultant, criant des insanités, ivre de jouissance... De longs jets convulsifs éclaboussèrent le pare brise, le tableau de bord et la robe. Il eut un hoquet, un rictus effroyable, à l'instant précis de son orgasme.
Lorsqu'il reprit conscience, il eut l'impression de sortir d'un rêve, se rhabilla et remonta dans l'appartement.
Et se fut bientôt la fin de ce séjour, le bout de ce rêve fou... Le jeune couple allait revenir, l'errance reprendrait, dans une suite ininterrompue d'émotions médiocres, de petits graillous et de petits roupillons sous la tente ; puis le retour dans la piaule sordide de l'hôtel parisien. Il fallait donc à tout prix, parvenir à effacer toutes les traces, et emporter quelque chose d'ici, mettre dans le balluchon, un éclat de ce rêve... Les taches cependant, n'étaient pas si nombreuses que l'on eût pu le croire : Gabriel avait pris soin d'utiliser un chiffon doux afin de ne pas maculer à chaque fois, les tissus... Il faut dire que de telles taches sont tenaces et que même après lavage et frottement à la brosse, apparaît inévitablement une auréole... C'est lorsqu'il se jetait sur le lit, l'imperméable et la robe étalés, qu'il exultait, électrisé et vrillé de plaisir par la fermeté et la souplesse du matelas ; et aussi lorsqu'il étreignait le mannequin tout habillé, dans la petite pièce intime ; qu'il « allait jusqu'au bout » sans le chiffon protecteur, éclaboussant le vêtement... En ces moments là en effet, il ressentait une envie absolue, incontrôlable, de se « laisser aller » jusqu'au bout...
Il était bien évidemment hors de question d'emporter l'une des robes de la penderie car la jeune femme s'apercevrait assez vite de sa disparition. Aussi, Gabriel entreprit-il de visiter les débarras, les armoires des pièces secondaires...
Une trentaine de robes remisées, que la jeune femme sans doute ne portait plus, serrées chacune sur un cintre dans une penderie démontable, attendaient là peut-être un départ prochain à destination d'une friperie, d'une association de bienfaisance ou d'un étal du Marché aux Puces.
« Si j'en emprunte une ou même deux » se dit Gabriel « vu le nombre elle n'y verra que du feu! »
Il en choisit donc trois parmi celles qui lui plaisaient le plus, tout aussi chics, tout aussi « euphorisantes »...
« Quand je pense que des types, des sadiques, des détraqués, violent, mutilent, assassinent des jeunes femmes ou des enfants ; moi je me dis qu'avec mes rêves de me jeter sur des vêtements de jolies femmes, je ne fais de mal à personne... Tout juste de ci de là quelques taches qui peuvent résister aux produits nettoyants et que je m'efforce toujours, d'ailleurs, de faire disparaître.
Il n'est guère aisé, pour un homme seul, d'entrer dans les boutiques de prêt à porter et d'acheter une robe ou un autre vêtement pour une femme. Une robe, c'est la femme qui la choisit, l'essaye, l'achète... Si la femme n'est point présente, que dire, comment présenter la chose? Bien sûr, il y a les fripiers des Puces, mais ce n'est pas le grand frisson...
... Je trace ainsi dans un bien être fou, avec émotion et ravissement, ce que porte sur elle une femme, ce qu'elle a choisi avec goût, de toute sa sensibilité, de tout ce qu'elle a d'intime et d'unique en elle... Et la perception que j'ai de cette intimité, c'est ce qui m'émeut le plus au monde. Ce que je sens ainsi, que j'effleure, que je touche, que je pétris entre mes doigts, qui me ravit et me transporte ; je m'y jette dedans, je m'y vautre et m'y éclate... Mais j'y voudrais dedans, en son vêtement, la femme même, drapée dans ce qu'elle porte sur elle avec autant d'élégance et de délicatesse, la serrer, l'étreindre, l'embrasser longuement sur les lèvres, dans le cou, sur sa nuque, sur ses épaules, noyer mes yeux dans son visage, respirer sa peau, sa salive... Et demeurer ainsi, blotti, tremblant, serré, très longtemps, à dire vrai sans fin... L'orgasme absolu et éternel... »
Le 31 juillet au soir, Gabriel rendit la clef de l'appartement aux vieux amis qu'il remercia chaleureusement, puis reprit la route sur sa mobylette, complètement déraciné, vidé et déboussolé, ne sachant quelle direction prendre...
En définitive il regagna assez rapidemment sa chambre minable à Paris.
L'an prochain, le jeune couple devait en principe, partir au début du mois d'Août.
Gabriel espérait donc revenir à Bordeaux à ce moment là, chez les amis de sa famille, et peut être -oh, perspective alléchante et combien troublante – obtiendrait-il de nouveau la clef de l'appartement...
En attendant, passeraient ces longs mois, la mauvaise saison, et se succèderaint bistrots, restos miteux de Paris ou d'ailleurs, défileraient visages, silhouettes de femme, anonymes, devant les yeux ravis de Gabriel, mais jamais dans sa vie...
Chaque semaine il jouait au loto : « Si jamais un jour je gagne, j'achète un magasin de vêtements féminins »...
Le temps qui le séparait de l'été prochain lui paraissait interminable. Ce rêve qu'il avait vécu de fond en comble, lui mangeait la tête. Cela était devenu maladif, obsessionnel. La jeune femme en photo agrandie dans son cadre de verre, occupait toutes ses pensées, et il passait des nuits entières, assis sur le rebord de son méchant lit de fer au matelas défoncé, à la regarder, vidé et malheureux.
Un matin au mois de février, il acheta un journal avant de prendre son petit déjeûner dans un café proche de son hôtel. Parcourant à tout hasard la rubrique des faits divers, il lut ceci :
« Une jeune femme est retrouvée morte, étranglée, violée, dans sa voiture, sur une petite route aux environs de Bordeaux »...Suivaient les détails atroces de ce drame, les journalistes n'ont pas leur pareil pour raconter ce genre de choses... La jeune femme avait été étranglée avec une écharpe de soie, retrouvée nue, couverte d'ecchymoses, les jambes tailladées, les doigts de ses pieds sectionnés. L'on faisait mention dans l'article, du domicile et de l'identité de la jeune femme.
Ainsi Gabriel, atterré, apprit-il qu'il ne reviendrait jamais dans l'appartement de Bordeaux. Il sombra dans un insurmontable chagrin. Ayant passé trois semaines dans l'intimité de cette jeune femme, entre tous ces ravissants effets vestimentaires, dans l'odeur même de la jeune femme, il ne put se faire à l'idée de ce qui venait de se produire. Il fut perturbé à l'extrême, déprima, cessa de se nourrir, ne dormit plus, erra sur des bancs, tel un clochard, perdit le goût de l'existence, et pleura durant des heures, seul dans sa chambre... Il en était arrivé à ne plus regarder les femmes, à ne plus s'émerveiller de tous ces jolis visages et silhouettes passant dans la rue...
Un mois plus tard, il décida d'écrire une lettre au mari de la jeune femme. Une lettre de dix pages qui n'avait pas la prétention d'apporter du réconfort parce que, bien sûr, en un tel deuil l'on ne sait plus où se mettre et qu'en général on s'exprime avec beaucoup d'humilité et de sobriété. Mais cette lettre était d'une sincérité, d'une authenticité et d'une émotion bouleversantes, riche de réflexions sur la vie, les gens, la solitude, le rapport que l'on entretient avec les personnes qui nous sont proches. Et de plus, cette lettre était très amicale, affectueuse, presque fraternelle... Comme si cet être si éprouvé avait en fait, habité le coeur et l'esprit de Gabriel depuis son enfance même, comme si cet être, ce jeune homme jusqu'àlors inconnu, avait été pour lui un compagnon d'enfance avec lequel il serait resté en relation...
Gabriel n'avait jamais été très brillant à l'école. Autant qu'il se souvienne, il obtenait à peine un neuf, un dix ou parfois un onze, en composition française...
Mais il écrivit là sans doute, la plus belle lettre de sa vie...
S'il ne fit dans cette lettre, aucune allusion à tout ce dont il avait si profondément, si intensément joui, il n'en souligna pas moins l'émerveillement, le ravissement qu'il avait éprouvé, le jour de l'arrivée dans leur appartement, lorsqu'il avait entrouvert la penderie dans le couloir d'entrée, et aperçu les si jolis effets de la jeune femme...
Tout ce qu'il y avait fait, trois semaines durant, nuit et jour, dans cet appartement, seul, dans le silence des étages de l'immeuble déserté, les volets clos en ces beaux après midi de juillet, dans cette intimité à nulle autre pareille, avec autant d'émotion, de plaisir absolu et de liberté inouïe, il le gardait pour lui et en lui pour toujours. C'était son rêve le plus fou, son univers secret, son « inavouable », ce avec quoi il disparaitrait un jour, que personne ne saurait...
Quelques jours plus tard, il reçut une réponse, presque aussi longue que sa lettre et tout aussi émouvante...
« Bien cher ami,
Votre lettre m'a beaucoup ému et je sens bien qu'à votre manière, selon cette sensibilité que vous avez en vous, ma femme vous a émerveillé... Vous me dites avoir longtemps regardé la photographie qui la représente tout entière, et avoir passé trois semaines durant, des moments merveilleux en notre absence, entré comme vous le dites si bien, dans notre intimité... Je crois profondément ce que vous m'écrivez avec autant de sincérité, de spontanéité, de franchise, et j'en suis d'autant plus bouleversé qu'habituellement, dans la plupart de nos relations avec nombre de gens qui nous semblent proches à priori, il est très rare que l'on ose ainsi s'exprimer, que l'on cherche à découvrir, à reconnaître, et à aimer cette intimité de l'autre...
.../... elle était tout pour moi, elle m'a rendu si heureux!... J'ai bien senti, cependant, par certains détails... et par une certaine lecture entre vos mots (qui en disent fort longs) que vous aviez bien envie de vous confier davantage... Et même de révéler « quelque chose de vous d'inavouable »... vous avez, en quelque sorte, su trouver les mots, à votre façon, pour dire l'indicible, vous avez mis là, une certaine témérité pour ainsi dire, de l'autre côté de votre pudeur, et assurément, beaucoup de courage... Alors que vous ne saviez rien de moi... Hormis ce que vous avez perçu de moi... Et qui est tout à fait juste.
Cher monsieur, vous venez de vous faire un ami, un vrai... Et si le coeur vous en dit, c'est avec joie que je vous accueillerai si d'aventure vous repassez par Bordeaux... »
.... Suivaient, encore trois ou quatre pages...
En Avril, le dernier jour du mois, seul dans sa chambre d'hôtel, le « vieux » routard, épuisé par sa solitude et par son chagrin, mourut d'une crise cardiaque, les yeux grand'ouverts, un rictus obscène sur ses lèvres écartées et tordues.
Quinze jours plus tard, il fallut défoncer la porte de son petit logement, à cause de l'odeur signalée par des voisins de palier... Les pompiers en pénétrant dans la chambre virent sur le lit un corps nu, recroquevillé, une robe serrée entre les cuisses du cadavre, comme prise entre les mâchoires d'un étau. La robe dut être arrachée avec force et se déchira.
Des employés de la voirie vidèrent les lieux. L'on retrouva dans le placard, une quantité inimaginable de dessous féminins, de robes fripées, de foulards, de trenchs ou d'impers, qui étaient tous tachés... Par endroits, d'immenses auréoles jaunes et pisseuses témoignaient d'une accumulation d'orgasmes, et, au centre de ces auréoles, l'étoffe était rongée comme par de l'acide sulfurique. Il régnait dans tout l'intérieur du logement, une odeur de foutre et de pourriture, une odeur de solitude en décomposition...
La photographie d'une jeune femme, posée dans son grand cadre sur la table de chevet, étonna les employés... Ce visage, cette silhouette, réchauffaient le coeur, tel un rayon de lumière blanche... Quelque chose de la Terre de Feu ou d'un paysage d'Amérique ou d'un lac bleu de montagne...
Personne ne saura jamais... Si, l'on saura! Mais l'on ne saura que dans le sens de ce qu'il convient de savoir. C'est à dire que l'on se moquera, que l'on fera peut-être un film « X » ; ou que l'on sera horrifié, étrangement étonné, ou troublé ; c'est à dire encore, que l'on définira ce personnage de Gabriel, ce « vieux routard », de fétichiste... Et, comme cela au fond n'est ni moral ni immoral, et même si certains de nos concitoyens « bien formatés » de modernité ambiante, de diversités et de marginalités reconnues, pourraient être quelque peu « dérangés » ou gênés... L'on saura donc l'inavouable de Gabriel, le vieux routard solitaire... L'on saura comme on pourra, comme on voudra, comme les voix du monde en parleront... Mais l'on ne saura jamais tout à fait, du moins pas comme dans le noyau du coeur du réacteur de Gabriel.
Et parce que nous vivons dans un monde où l'on a soit disant appris le respect de l'autre et la tolérance, si l'on se moque, on se moquera « gentiment », si l'on exclue, on exclura avec ménagement, sans doute sans véritable isolement organisé. Il y aura juste, en « petit comité », quelque chose qui ressemblera à de la réprobation, et en «plus grand comité », une entente tacite entre gens « qui vivent normalement ».
Qu'a-t-on fait en d'autres temps que de nos jours, et que fait-on encore de nos jours en certains pays, des sidéens, des homosexuels? Et s'est-on vraiment demandé avec lucidité et gravité, ce que pouvait être la sexualité d'un handicapé profond, d'un trisomique, d'un homme laid et difforme, d'une fille bossue, d'un vieillard ou d'un enfant?
... On ne saura jamais vraiment, autrement et dans une autre dimension que dans le sens de ce qu'il convient de savoir, de ce que l'on nous a fait savoir... Parce qu'il y a infimiment et universellement, beaucoup plus d'ennemour que d'amour... Quoiqu'en disent les religions.
.../... LA GENESE DE CE TEXTE :
En Août 1988 je séjournai une huitaine de jours avec Irène et mon fils Tanguy alors âgé de huit ans, à « La Baraquette », une charmante maisonnette Bretonne située à la pointe du Finistère...
Nous nous rendions les après midis sur une plage et entre deux bains de mer, sous le parasol et sans lunettes de soleil je me « rinçais l'oeil »...
Toutes ces jolies filles et femmes en maillot ou même seins nus m'émerveillaient et avec ma femme Irène, nous nous disions tous deux qu'un maillot « une seule pièce » c'était plus « classe »... et aussi plus « évocateur ».
Mais je pensais aussi en regardant toutes ces filles et ces femmes, que lorsqu'elles étaient parées de jolis effets, en robe, jupe, corsage, veste, trench ou imper, bien coiffées... que cela était encore plus « heureux ». Et que pour l'homme qui en serait ainsi agréablement intimidé, il se « rinçerait l'oeil » bien plus souvent qu'en attendant d'avoir la possibilité de contempler une femme nue.
Et je ne sais pourquoi, une image me traversa l'esprit... Je me vis, en vélo, par tous les temps, errant sur les routes de France, entre deux auberges de jeunesse, tout seul et tout sale dans mon petit « flottant » et juché sur ma selle du matin jusqu'au soir... Bien avant que je ne rencontre Irène...
Alors je me suis trouvé bien chanceux, en cet été 1988 et je vis défiler ces douze premières années de mon mariage... Et quelques enchantements...
Pas très loin de nous se tenait assis tout seul un monsieur assez laid de visage, le ventre rebondi, les hanches bordées de gros plis... Il ne portait pas, non plus, de lunettes de soleil et son regard me parut celui d'un singe de zoo agrippé aux barreaux de sa cage et exhibant son sexe tout rose et tout humide et dressé tel un doigt qui fait un « bras d'honneur ». Cependant je perçus dans le regard de cet homme quelque chose de triste et cela m'émut...
C'est alors que l'idée me vint de ce personnage de vieux routard clochardant sur les routes de France, avec dans sa tête un rêve fou jamais encore assouvi : celui d'entrer dans l'intimité d'une jeune femme et de se faire, ni vu ni connu, tout seul en son absence, de longues fêtes de tout ce qu'elle porte sur elle, après être parvenu à se faire inviter chez elle...
Je pris mon carnet, le neuvième, à couverture noire, de deux cents pages à petits carreaux, et inscrivis tout d'abord le numéro du texte : 1692. (A l'époque je numérotais mes textes).
Mais je ne rédigeai là qu'une histoire assez banale et purement érotique genre film « X » de consommation très courante... Sans doute parce que seules, les manifestions purement physiques du fantasme, s'étaient imposées d'elles mêmes.
... Début juillet 2007 je feuilletai un soir ce carnet noir, ce 9ème carnet de la série, que j'avais fait suivre dans mes bagages vers les Vosges parce que je savais que dans ce carnet là, il y avait « de la matière »... Et je tombai sur le numéro 1692, que je lus et relus...
Alors j'étoffai et arrangeai l'histoire. Et c'est bien plus qu'un « ravalement de façade »... C'est une reconstruction sur de nouvelles fondations.
Je ne sais pas non plus pourquoi enfin, je pense à cette réflexion d'Amélie Nothomb, sur le sens de la vie... Elle dit (je ne me souviens plus des termes exacts) que la vie que l'on vit est comme un tuyau vide qu'on essaie de remplir et qu'au bout ça fuit et ça se perd dans le vide... Et que ce n'est rien d'autre, la vie. Un grand glouglou avec des succions et des aspirations. Rien d'autre...
Dans un certain sens, je la rejoins, Amélie Nothomb. Avec tout de même une petite différence :
Pour moi le tuyau est transparent, et l'on « voit » la surface de tout ce qui est autour du tuyau depuis l'intérieur du tuyau. Parfois, en fait assez rarement, on voit « un peu en dessous » de la surface des choses (et des êtres). Et dans l'intérieur du tuyau, s'il y a bien un grand glouglou, beaucoup de succions et d'aspirations, il y a aussi, je le sais (et c'est pour cela que je le dis)... Beaucoup/beaucoup de « petits segments cylindriques d'éternités »...
L'on ne peut scientifiquement prouver qu'au bout du tuyau, là où l'on voit bien que cela part dans le vide... Qu'il n'y a rien... Ou une autre « existence ». On ne voit, effectivement, que le « vide ». Ou le néant, ou la poussière à laquelle toute vie retourne.
Mais la Science n'est pas seulement les faits observés, l'expérience réalisée, la découverte et les applications de la découverte. La Science c'est aussi de l'intelligence, et l'intelligence c'est l'âme...
... Gabriel était dans le tuyau. Son rêve l'a sucé, branlé. Et dans le segment cylindrique qu'il a traversé dans le tuyau durant ces jours de juillet à Bordeaux, seul et les volets clos ; le temps ne s'est plus écoulé. C'était lui, Gabriel, qui s'écoulait doucement jusqu'à ce qu'il se vide.
Mais l'on ne finit de se vider qu'au bout du tuyau... Là où commence le vide... Ou ce que l'on ne sait pas.
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